« Malheur à celui qui est seul! » disait la devise antique. Combien, au contraire, il est réconfortant pour des hommes qui, comme nous, sont engagés dans de dures épreuves, de se trouver
ensemble, coude à coude, l'esprit fixé sur une même pensée, le cœur battant de la même ardeur! On parlait d'union ? L'union, la voilà !
Ne vous paraît-il pas, cependant, que la conjonction de forces supérieures, que les Anciens appelaient « Destin », Bossuet « Providence», Darwin « Loi de l'espèce», et qui, par dessus la
volonté des hommes, préside aux grands événements, a décidé dans ses arrêts que cette guerre terrible revêtirait par moments un caractère assez étrange?
Il y a là, pour les peuples et pour leurs Gouvernements, une épreuve particulièrement pénible au milieu de leurs autres épreuves. On dirait qu'un génie caché s'applique à obscurcir les données
les plus claires, à embrouiller les plus simples situations. Il en résulte que tous, tant que nous sommes, avons parfois l'impression de nous trouver dans une sorte de brume. C'est dans de tels
moments qu'il est surtout nécessaire de concentrer notre vue, de tendre notre volonté, de penser haut et de parler net.
Où en sommes-nous ? Le meilleur moyen de nous répondre à nous-mêmes consiste à considérer, dans la guerre que nous faisons et dans la révolution où nous sommes, seulement les données
essentielles. Ainsi nous ne serons pas trompés par le fatras des intrigues connexes, des querelles secondaires et des propagandes accessoires qui tendent à obscurcir le bon sens et à énerver
les bonnes volontés.
Notre pays, après d'immenses efforts et d'incomparables sacrifices, sortit vainqueur, avec ses alliés, de la Grande Guerre de 1914-1918. Sans doute eut-il alors le grand bonheur de recouvrer sa
chère Alsace et sa chère Lorraine. Mais il faut bien reconnaître que, de sa cruelle victoire, il ne recueillit point le fruit qui était pour lui vital, je veux dire : sa sécurité. Bien plus, il
vit l'adversaire de toujours, l'Allemagne, se redresser, se réarmer et, en s'ameutant lui-même par un évangile barbare de violence et de domination, commencer à dévorer l'Europe en présence des
démocraties dispersées et incertaines.
D'autre part, l'angoisse et le mécontentement que répandait dans notre peuple la terrible disproportion entre les sacrifices et les résultats, comme aussi la perspective d'une nouvelle
conflagration, rendaient, hélas ! frénétiques les divisions entre les citoyens. Il en résultait une paralysie grandissante de nos institutions politiques et un empoisonnement chronique de nos
discussions sociales. Du même coup, notre organisme militaire, que le pouvoir n'orientait plus et que régentait dans « l'immobilisme» un Commandement sclérosé, négligeait l'occasion qu'il avait
de se renouveler suivant des conceptions modernes. Bref, toutes les chances d'un désastre, puis d'une rupture des alliances, enfin d'un bouleversement du régime, étaient d'avance suspendues sur
la tête de la nation. On ne sait que trop ce qu'il en est advenu.
C'est alors que la capitulation et l'usurpation, étayées de tous les artifices d'une affreuse propagande et de toutes les mesures imaginables de répression, prétendirent séparer la France de
l'honneur, de la victoire et de la liberté. Mais, c'est alors aussi que l'effort de la France Combattante et de tous ceux qui s'incorporèrent à elle, au-dedans et au-dehors du sol national,
maintint notre patrie belligérante par ses forces, ses territoires et son âme, aux côtés de ses alliés.
Désormais, le débat français était bien circonscrit à la lutte entre deux conceptions. D'une part, l'acceptation de la défaite et de la servitude avec leurs conséquences, y compris - chose
honteuse la collaboration avec l'ennemi; de l'autre, la guerre dans l'indépendance, la volonté de demeurer libres, la fidélité aux engagements de la France. Bref, d'une part Vichy, de l'autre
la croix de Lorraine.
Tout devenait alors très simple et, entre ces deux conceptions, il n'y avait évidemment aucune conciliation possible.
Eh bien ! Le débat est clos. Au lieu et place des mortelles querelles qui, naguère, bouleversaient le pays et préparaient son désastre, au lieu et place des équivoques et mensonges, dont Vichy
parvint longtemps à tromper beaucoup de Français, voici qu'a paru dans notre peuple une immense fraternité. D'abord, les événements de la guerre qui donnaient, jour après jour, raison à ceux
qui ne se rendaient pas, en prouvant l'héroïsme anglais, la valeur russe, la puissance américaine; ensuite les atroces blessures de l'invasion et de la servitude et la douloureuse fierté
qu'éprouvait le pays en pensant à ceux de ses fils qui n'avaient point abaissé son drapeau; enfin et surtout, l'instinct national, qui rendait au peuple, au fond de son cachot, à la fois sa
lucidité et sa confiance en lui-même, ont réalisé ce prodige que la masse française est, à présent, moralement plus compacte, plus unie, plus assurée, qu'elle ne le fut jamais.
Ah, certes! ce n'est pas dire que l'épreuve en soit moins cruelle. En ce moment, la France et les Français, écrasés sous la botte de l'ennemi et déchirés par la main des traîtres, sont plongés
dans un océan de douleurs et de fureurs. Chaque jour qui s'ajoute à ces terribles jours contribue à vider la patrie de ses hommes, de sa santé, de sa force. Une sorte d'horrible course est
engagée entre l'action des armées alliées et la résistance physique de la France. Mais rien ne pourra désormais rompre le grand rassemblement de nos âmes. Le peuple français s'est décidément
constitué en un bloc, contre lequel nulle souffrance et nulle propagande ne sauraient plus prévaloir et qui a jugé, une fois pour toutes, ce qu'il vaut lui-même et ce que valent les autres.
L'Empire, il est vrai, a pu être longtemps l'objet de divisions profondes et durables. Cela tient à mille causes évidentes et, notamment, à l'attitude hostile que l'ennemi et ses collaborateurs
lui ont imposée contre nos alliés. Mais l'Empire, à son tour, a tout entier compris quel est l'enjeu et où est l'issue. La meilleure preuve est que nous sommes ici, vous et moi, pensant tous de
même et voulant tous la même chose.
En dépit des mensonges déversés par l'adversaire et de certains jeux subtils de division dont les fils serpentent à travers le monde et qui ont pour origine les laboratoires de Goebbels, il se
produit ici, heure par heure, un vaste mouvement d'unité. On l'a bien vu tout à l'heure au Monument aux Morts d'Alger!
Nous voici au moment où tout l'Empire libéré, depuis Alger jusqu'à Tananarive, depuis Tunis jusqu'à Brazzaville, depuis Dakar jusqu'à Djibouti, depuis Rabat jusqu'à Nouméa, où tous nos
territoires, nos soldats, nos marins, nos aviateurs en mesure de combattre, sont prêts à assembler leurs efforts et leurs ardeurs et à les lier à la résistance nationale.
Cette union, les Français l'ont faite, d'abord, pour leur propre salut; mais, en la faisant, ils savent qu'ils rendent le plus grand service possible à la cause des nations au milieu desquelles
ils se battent. Certes, nos buts sont l'écrasement de l'ennemi, la libération du territoire, la rénovation nationale par la démocratie et dans la liberté. Certes, pour atteindre ces buts, nous
voulons combattre autant que nous le pouvons et par tous les moyens dont nous disposons et disposerons, soit en France même, derrière l'envahisseur, soit dans la bataille mondiale, face à face
avec les forces de l'Axe.
Mais ce n'est pas pour nous seulement que nous entendons lutter et souffrir jusqu'au triomphe final et complet. Nous voulons que notre effort soit, demain, comme il l'était hier, la part de la
France dans l'effort commun. La victoire serait bien vaine, en admettant qu'elle fût possible, si tous les peuples qui veulent la remporter pour le triomphe d'un même idéal n'étaient
étroitement liés les uns aux autres comme des soldats serrant leurs rangs au moment d'aller à l'assaut.
Or, l'union des Français est un renfort pour les Nations Unies et une certitude de coopération entre les Alliés d'aujourd'hui pour bâtir la paix de demain.
Nous vaincrons! Il peut encore couler, hélas! beaucoup de sang et beaucoup de larmes. Mais, à présent, rien n'empêchera le destin de s'accomplir. Nous ne sommes pas seulement aujourd'hui au
bord de la victoire, nous avons commencé à y entrer. Ce n'est plus dans notre camp que sont le doute et l'angoisse, mais bien dans le camp de l'ennemi.
C'est une France sanglante, mais c'est une France rassemblée, consciente de ce qu'elle devra aux autres, mais consciente aussi de ce qui lui est dû, qui sera demain, à sa place, parmi les
vainqueurs.
Le même jour, un discours du général de Gaulle est diffusé à la radio de Brazzaville, à l'occasion de l'inauguration du nouveau poste Radio-Brazzaville
Radio-Brazzaville fut, pendant trois années, la voix libre, mais, hélas ! la faible voix de ces morceaux de l'Empire qui, dans l'écroulement du désastre, avaient aussitôt choisi l'honneur,
c'est-à-dire sauvé la grandeur.
Que de Français, que de Françaises ont, depuis lors, passionnément cherché à capter les ondes lointaines qui leur apportaient par bribes les paroles de liberté et les nouvelles de vérité
lancées par Radio-Brazzaville.
Que d'étrangers, amis, neutres ou ennemis, ont écouté ce que disaient, au cœur même de l'Amérique, ces Français quelque peu mystérieux qui, à l'exemple des Éboué, des Larminat, des Leclerc, des
Pleven, des Boislambert, se ralliant autour de la croix de Lorraine, refusaient de plier les genoux!
Or, voici que la voix libre de Brazzaville devient soudain plus forte et plus claire. Dans la capitale, désormais légendaire, de notre Afrique Équatoriale, où n'a jamais flotté qu'un seul
drapeau, la France qui combat va se faire entendre sans entraves, mais non sans mesure, beaucoup mieux et beaucoup plus loin.
Cette voix, désormais puissante, les Français et les Françaises, comme aussi des hommes innombrables dans toutes les parties du monde, pourront l'entendre et l'écouteront. Elle parlera haut et
clair, pour informer les esprits et pour encourager les âmes, jusqu'au jour où, s'accordant à toutes les ondes de l'univers, elle criera la victoire des Nations Unies et la gloire insigne de la
France